Faut-il sauver le monde ou l’Ukraine ? Rencontre avec l’économiste Jeffrey Sachs
De passage à Paris, l’économiste controversé Jeffrey Sachs, estime qu’il faut une solution négociée au plus vite pour mettre fin à la guerre en Ukraine pour remettre le monde sur le chemin du développement durable.
Par François Clemenceau
68 ans, l’homme possède une expérience incomparable. Au début des années 1990, professeur à Harvard, il était envoyé comme un pompier aux quatre coins du monde pour éteindre les flammes des sinistres économiques. Inflation en Amérique latine, passage d’une économie étatisée à une économie de marché dans les pays émergeant du communisme en Europe et jusqu’au Kremlin ou à Kiev, Jeffrey Sachs a essayé de faire de son mieux. Parfois avec succès, parfois au prix de souffrances sociales comme en Pologne, parfois en échec. Mais avec le recul, Sachs considère que la fin du XXe et le début du XXIe siècle ont tout de même permis de sortir des centaines de millions d’êtres humains de l’extrême pauvreté, que ce soit en Chine ou au Brésilet même en Afrique.
Des objectifs non-tenus
Conseiller du secrétaire général des Nations Unies sur la question du développement durable, il estime aujourd’hui que la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine remettent en cause une bonne partie des progrès accomplis et qu’elles font dérailler le monde de ses promesses faites en 2015. Ces objectifs de développement durable (ODD), avec 2030 pour cible de réalisation, au nombre d’une vingtaine - de la lutte contre le réchauffement climatique à la réduction des inégalités en passant par l’amélioration de l’accès à l’éducation et à la santé -, ne seront pas tenus, selon Jeffrey Sachs. Trop de retard a été pris, ne serait-ce que sur le climat mais aussi sur le terrain de l’éducation des jeunes pendant la pandémie dans les pays pauvres ou celui de la sécurité alimentaire depuis le début de la guerre en Ukraine.
« Personne n’a jamais remis en question ces objectifs de développement durable, tout le monde a compris à quel point ils étaient importants et essentiels, nous confie celui qui est aussi président du Earth Institute à l’Université Columbia de New York. En fait, l’effort collectif a commencé à faiblir presque dès le début et jusqu’en 2019. Puis il y a eu la pandémie, la pire en un siècle. Rajoutez-y la guerre en Ukraine et le bras de fer entre les États-Uniset la Chine et vous avez devant vous un monde d’anxiété. Il ne s’agit pas d’une inquiétude sur l’incapacité de tenir les objectifs de développement durable pour 2030 mais d’une poly-anxiété face aux crises multiples qui déchirent le monde ».
Pour Jeffrey Sachs, ces crises auraient pu être évitées. Accusé aux États-Unis d’avoir émis l’hypothèse que le virus du Covid-19 aurait pu s’échapper d’un laboratoire chinois ou même américain, l’économiste est également soupçonné d’alimenter un narratif pro-russe et prochinois. « La guerre en Ukraine n’aurait jamais dû arriver, nous dit-il, mais elle est le résultat d’une politique occidentale qui remonte à la fin de la guerre froide. Idem pour le conflit avec la Chine qui doit beaucoup à l’attitude géopolitique provocante des États-Unis ».
L’argumentaire de ce passionné au service de la sauvegarde de la planète refuse d’entrer dans le débat sur un autre bien à protéger, la démocratie. Alors que des grandes puissances, comme la Russie ou la Chine, estiment que les démocraties occidentales sont inefficaces pour s’attaquer aux défis globaux comme le réchauffement climatique, Jeffrey Sachs considère lui, que la question est « plus complexe ». Il juge que la Chine a fait « plus qu’aucun autre pays au monde dans toute son histoire pour améliorer en si peu de temps le quotidien de sa population, que ce soit en espérance de vie ou en revenu moyen par habitant ». Attaché aux valeurs des Nations Unies, il rappelle que les droits humains ne sont pas uniquement politiques mais aussi économiques et sociaux. « L’histoire de la Chine depuis quatre décennies est une success story, prétend Sachs. Et les États-Unis feraient mieux de commencer par le reconnaitre avant de lui adresser des griefs sur tout le reste, de tout percevoir en termes de menaces, ce qui finalement est instinctivement raciste vis-à-vis d’un État qui a plus de vingt siècles d’existence ».
Même souci de ne pas froisser les régimes autoritaires lorsqu’il salue les progrès accomplis par l’Arabie saoudite en faveur des femmes depuis que le prince héritier Mohammed ben Salmane est aux commandes du royaume. « Dans tous les villages où je me suis rendu depuis que je travaille pour les Nations Unies, notamment dans des pays africains très musulmans, je n’ai pas rencontré un seul père qui ne souhaite pas voir ses filles recevoir une éducation », raconte Jeffrey Sachs. L’homme serait-il borgne ? Nombre d’ONG accréditent cette tendance mais en minimisent la portée, tant les guerres, les famines et l’arrivée au pouvoir d’islamistes sectaires et réactionnaires remettent en cause les progrès accomplis par les sociétés civiles, comme en Afghanistan par exemple.
Radicalité
Mais c’est sur le dossier ukrainien que Jeffrey Sachs tient à s’exprimer de la façon la plus radicale. Selon lui, ce sont bien les Occidentaux qui sont responsables de cette guerre. Il cite le chiffre de 750 milliards de dollars nécessaires pour reconstruire l’Ukraine et pose la question : « et si l’on s’épargnait cette somme en mettant fin à la guerre tout de suite pour consacrer cette somme à l’avenir de la planète ? » Comment mettre fin à la guerre ? « Certainement pas en envoyant des chars d’assaut », répond-il. Faudrait-il donc négocier ? Bien sûr. Et sur quels paramètres ? En renonçant à faire adhérer l’Ukraine et la Géorgie à l’Otan, résume-t-il. Et probablement en laissant la Russie maitresse de la Crimée, en s’appuyant sur les commentaires pleins de sous-entendus en ce sens du chef d’état-major de l’armée américaine, le général Milley. Voilà ce dont Jeffrey Sachs est persuadé. Comme si l’élargissement de l’Otan depuis 1990 avait été décidé par les États-Unis seuls et contre le souhait des populations européennes de chacune des nouvelles nations-membres alors qu’elles espéraient cette protection après des décennies d’oppression. Pour lui, le président démocrate Joe Biden, est « tout aussi néo-conservateur » que George W. Bush, l’ex-président républicain qui avait promis à l’Ukraine un avenir atlantique au sommet de l’Otan à Bucarest en 2008.
Jeffrey Sachs ne tarit pas en revanche d’éloges sur Emmanuel Macron, un président qui aurait parfaitement compris ces enjeux stratégiques d’équilibres à respecter entre l’UE, l’OTAN et la Russie. Pour cet internationaliste si respectueux des souverainetés, notamment celles des régimes les plus menaçants, le réalisme et la lucidité doivent permettre d’épargner le sang des Ukrainiens et des Russes. Son pacifisme au service de la planète et du développement des plus pauvres se conjugue avec une tolérance aux pires privations de liberté. Etrange personnage, aussi convaincant quand il parle des peuples qui ont faim que déroutant lorsqu’il semble négliger le sort de ceux qu’on opprime en mettant sur un pied d’égalité les agresseurs et les agressés. Au risque de faire douter le citoyen sur les vertus de la démocratie, par nature fragile, lorsque l’efficacité peut être revendiquée par des dictatures, par nature plus solides.