Jeffrey Sachs (université de Columbia): "Je ne crois pas que les États-Unis ou l’Ukraine puissent 'gagner' cette guerre"
12 juin 2022 08:10
Jeffrey Sachs alterne le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Cet économiste américain de 67 ans, directeur de l’Institut de la Terre auprès de l’université Columbia, est un observateur attentif de la scène mondiale autant qu’un spectateur engagé, depuis des décennies le conseiller spécial des secrétaires généraux des Nations Unies et d’un grand nombre de dirigeants politiques à travers la planète. Il met en garde contre le danger du retour des logiques de puissance et d’affrontement à travers le monde.
Vous ne cessez de répéter que, pour mettre fin à la guerre en Ukraine, la diplomatie est notre seule ressource, mais que les États-Unis semblent réticents face à l’hypothèse d’une paix négociée. Pourquoi?
Une paix négociée se traduirait par la neutralité ukrainienne et le non-élargissement de l’Otan. Or, ceci va à l’encontre de la politique américaine qui vise à encercler la Russie dans la région de la mer Noire. Pour cette raison, les États-Unis ne sont pas encore prêts à accepter un accord fondé sur la non-expansion de l’Alliance atlantique. Et il s’agit là d’une grave erreur, commise dès 2008, avec la promesse d’adhésion faite à l’Ukraine et à la Géorgie, malgré l’opposition de nombreux pays européens.
L’Europe doit comprendre que ses intérêts vitaux ne coïncident pas avec l’hégémonie américaine et l’élargissement de l’Otan.Partager surTwitter
Vous semblez sceptique quant à l’efficacité des sanctions contre la Russie. Ces dernières ne devraient-elles pas faire plier l’économie et le moral des Russes, en accélérant, ainsi, la fin du conflit?
Ces sanctions sont peu efficaces puisque la Russie a réorienté ses exportations vers l’Asie ou d’autres régions du monde, en imposant, souvent, des tarifs supérieurs à ceux de la période pré-guerre. Ces mesures font du mal à l’Europe, aux États-Unis et aux pays en voie de développement sans, pour autant, mettre fin aux combats. Et, quoi qu’il en soit, dans une guerre d’usure, c’est la Russie qui prévaudra, à moins que le conflit ne dégénère en une troisième guerre mondiale. L’économie russe est, en effet, bien plus solide que celle de l’Ukraine, qui est en train de s’effondrer…
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De nombreux analystes soutiennent que l’invasion de l’Ukraine s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et les États-Unis. Quel rôle peut se donner l’Europe dans cette confrontation sanglante?
L’Europe doit se poser en chef de file et encourager, par tous les moyens et au plus vite, une paix négociée. Une entente qui devrait être fondée sur la souveraineté et la neutralité de l’Ukraine, le retrait de l’armée russe, le non-élargissement de l’Otan, la fin des sanctions et, surtout, sur un nouvel équilibre de la sécurité à l’échelle du continent. Celle à long terme de l’Ukraine devrait être garantie par le Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui permettrait aussi à la Chine de jouer un rôle constructif. L’Europe doit comprendre que ses intérêts vitaux ne coïncident pas avec l’hégémonie américaine et l’élargissement de l’Otan, une alliance défensive qui ne doit pas se transformer, comme cela s’est produit en Afghanistan, Libye ou Serbie, en une «force expéditionnaire» des États-Unis.
L’Europe envisage effectivement de constituer une armée commune. Mais peut-elle dès maintenant se passer de la protection américaine?
En principe, oui. La vraie question pour l’Europe est la sécurité nucléaire. La puissance nucléaire française représenterait, dans ce scénario, une garantie pour tout le continent. Les Européens ont bien évidemment intérêt à maintenir leurs relations amicales avec Washington, mais le rôle de l’Otan devrait être limité, pas renforcé. La Russie ne peut et ne veut pas conquérir l’Europe: elle désire que ses intérêts militaires, financiers, économiques et de sécurité soient respectés, et ambitionne également de jouer un rôle dans l’équilibre européen. Dans cette perspective, l’Europe devrait essayer de renouer le dialogue avec Moscou.
Nous avons longtemps cru que démocratie libérale et économie de marché étaient synonymes. La Chine nous montre chaque jour que cette équation est fausse. Cette grande puissance commerciale pourra-t-elle un jour se transformer en un partenaire fiable pour les pays occidentaux?
La structure centralisée du pouvoir chinois date de 221 av. J.-C. Imaginer que la Chine puisse ressembler à une démocratie parlementaire européenne ou à la démocratie présidentielle américaine relève vraiment de la naïveté! Une coopération, fructueuse pour tous, en matière commerciale, touristique, culturelle et scientifique, ne peut présupposer que la Chine se transforme un jour en une démocratie libérale. La vision portée par le président Joe Biden, qui conçoit les relations internationales comme un affrontement entre démocraties et autocraties, est erronée. Nous avons désespérément besoin de coopérer, pas d’une nouvelle Guerre froide.
Bien sûr que Trump pourrait faire son retour! Et il y a bien d’autres affreux représentants de la droite américaine qui risquent de gagner en 2024.Partager surTwitter
Pensez-vous que la guerre en Ukraine accouchera d’un nouvel ordre mondial dans lequel la suprématie politique et monétaire des Etats-Unis sera, pour la toute première fois, remise en question?
Oui, je le pense, en espérant que cela ne se transforme pas en un désastre total. Je ne crois pas que les États-Unis ou l’Ukraine puissent «gagner» cette guerre et le risque d’escalade est réel. J’espère, donc, que ce conflit ne s’éternisera pas. Quoi qu’il en soit, le rôle international du dollar est appelé à être remis en question. Nous assisterons, en effet, à une forte augmentation des transactions commerciales et des mouvements sur les réserves de devises échappant au système financier international régi par SWIFT.
À ceux qui se disent déçus par l’actuelle administration américaine, vous répondez que “le problème n’est pas Joe Biden, mais les divisions qui traversent les États-Unis.” Donald Trump pourrait-il en profiter pour revenir à la Maison-Blanche?
Bien sûr que Trump pourrait faire son retour! Et il y a bien d’autres affreux représentants de la droite américaine, comme le gouverneur du Texas, Greg Abbott, ou le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, qui risquent de gagner en 2024. Il ne faut pas oublier que l’Amérique affiche aussi unvisage effrayant, comme la terrible fusillade dans une école du Texas vient de nous le rappeler. Cette violence est intrinsèque à la culture américaine, en particulier à celle des États de droite du sud. Et le pays s’apprête à devoir composer avec les conséquences de la prochaine décision de la Cour suprême sur le droit à l’avortement, autre thématique terriblement clivante…
Une grande partie des informations diffusées, aux États-Unis, sur la politique étrangère, la guerre en Ukraine… sont manipulées, voire mensongères.Partager surTwitter
L’administration Biden vient d’annoncer la création d’une sorte de “Ministère de la Vérité” chargé de lutter contre la désinformation. L’Europe est engagée dans le même combat. Sommes-nous destinés à être mieux informés mais un peu moins libres?
Le gouvernement américain représente aussi une importante source de propagande! Une grande partie des informations diffusées, aux États-Unis, sur la politique étrangère, la guerre en Ukraine… sont manipulées, voire mensongères. Je suis donc plutôt sceptique sur ce nouveau « Conseil de la gouvernance de la désinformation ». Il devient, toutefois, nécessaire de réglementer l’information sur les réseaux sociaux. Et dans ce domaine, l’Europe est, par ses efforts, en toute première ligne.
Selon vous, Greta Thunberg a tort lorsqu’elle accuse les dirigeants de la planète de se cacher derrière un dangereux “bla bla bla”, puisque des pas en avant ont réellement été faits face au changement climatique… Qu’est-ce qui vous rend si optimiste?
Je ne suis pas totalement optimiste, mais il est vrai que des progrès ont été réalisés. Je pense à l’essor des technologies bas-carbone, au pacte vert pour l’Europe, à l’objectif de neutralité carbone pour 2050. Bien évidemment, ce n’est pas assez. Les États-Unis, par exemple, pourraient et devraient faire bien plus. Il suffit de penser que le Comité sur l'énergie et les ressources naturelles du Sénat américain est présidé par Joe Manchin, propriétaire de deux mines de charbon... Ou encore, que le Congrès américain n’a pas adopté une seule loi significative pour limiter l'empreinte carbone depuis 1992…
Vous avez affirmé que c’est toujours aux classes défavorisées que sont demandés les plus grands sacrifices et que ce déséquilibre est appelé à se creuser. Face à l’épuisement du processus de mondialisation, ne craignez-vous pas une explosion des tensions sociales?
Impossible de se passer de ce monde interconnecté qui est le nôtre. Mais, pour prévenir de nouvelles dérives, l’Europe devrait afficher une pleine autonomie, contribuer à la fin du conflit russo-ukrainien et peser de tout son poids pour éviter une nouvelle guerre froide entre Washington et Pékin. Les États-Unis pourraient ainsi se concentrer sur leurs graves problématiques internes. Ce qui n’empêchera pas l’Occident d’œuvrer à établir une nouvelle architecture financière globale à même d’aider les pays en voie de développement à assouvir leurs besoins en matière d’éducation et de santé, de protection sociale et de la biodiversité…