Jeffrey Sachs : « L’Afrique a besoin d’un plan sur quarante ans pour devenir une région qui pèse dans l’économie mondiale »

Rééchelonner les dettes des pays africains sur une période longue, trente ans, et à un taux nécessairement bas, 4 %. Taxer les pays riches en fonction de leur « contribution historique au changement climatique », mais aussi en raison du « vol des ressources naturelles de l’Afrique ». C’est par ses formules directes, bien souvent audacieuses, que l’économiste américain, professeur à l’Université de Columbia, où il dirige le Centre pour le développement durable, a assis sa notoriété au sein de la communauté économique internationale.

L’ancien conseiller spécial des secrétaires généraux des Nations unies, de 2001 à 2018, auteur du best-seller La Fin de la pauvreté (2005), est reconnu pour son rôle dans la mise en œuvre de la thérapie du choc macroéconomique dans les pays en développement. Il est aussi spécialiste de la lutte contre la faim dans le monde, l’analphabétisme, et, de manière plus contemporaine, la dégradation de l’environnement.

Dans son dernier ouvrage, paru en décembre 2022, Ethics in Action for Sustainable Development, qu’il cosigne avec plusieurs universitaires, l’économiste né à Detroit en 1954 propose une conversation de fond entre des chefs religieux interconfessionnels et des chercheurs et praticiens interdisciplinaires, à la recherche d’un consensus éthique au sujet des objectifs de développement durable. Pour Jeune Afrique, Jeffrey Sachs livre une réflexion à 360 degrés autour des sujets de préoccupation du continent, de l’Afrique dans un monde globalisé, de l’Afrique face à elle-même. Développement durable, aide internationale, poids de la dette, intégration régionale, technologies et innovation, santé, éducation, le chantre de l’économie de marché pose un diagnostic sans détour sur l’état du continent et ses perspectives. Rencontre.

Jeune Afrique : La 28e Conférence des parties de Dubaï s’est conclue par un accord qualifié « d’historique » sur la sortie des énergies fossiles. Comment percevez-vous les progrès des Objectifs de développement durable (ODD) à l’échelle mondiale, et quels sont les défis spécifiques auxquels font face les pays africains en vue d’atteindre ces objectifs?

Jeffrey Sachs : Le monde est loin de réaliser les ODD. La principale question concerne les finances. Les ODD constituent un programme d’investissement dans l’éducation, les soins de santé, l’énergie à faible émission de carbone, l’agriculture durable, les infrastructures urbaines et l’économie numérique. Ces six catégories d’investissement coûtent de l’argent, mais la moitié la plus pauvre de la planète (les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire inférieur) a besoin de financements beaucoup plus importants pour atteindre ces ODD.

Une refonte fondamentale de l’architecture financière mondiale est indispensable. L’adhésion de l’Union africaine au G21 [admise en tant que nouveau membre en 2023], de même que l’élargissement des Brics, sera très importante pour négocier cette nouvelle architecture financière.

Vous voyez donc d’un bon œil l’élargissement des Brics décidé à Johannesburg à la mi-2023…

Je suis un fervent partisan des Brics. J’espère qu’ils pourront bien travailler ensemble, en particulier la Chine et l’Inde, et ainsi contribuer à rendre le monde beaucoup plus équitable. Comment les États africains peuvent-ils allier développement économique et nécessité de durabilité environnementale, surtout face aux défis du changement climatique?

L’Afrique a besoin d’un financement substantiel pour les pertes et dommages subis en raison du changement climatique, ainsi que pour l’adaptation à ces changements. Selon moi, cela devrait se faire sous forme de paiements des pays riches, financés par des taxes mondiales sur les émissions de carbone. Le fonds « pertes et dommages » a été adopté, certes. Mais, à y regarder de plus près, les États-Unis ont versé 17,5 millions de dollars, soit l’équivalent de 9 minutes de dépenses de fonctionnement du Pentagone. L’arrogance américaine ne connaît aucune limite. Les États-Unis devraient être taxés à hauteur d’environ 25 milliards de dollars par an, soit environ 5 dollars par tonne d’émission de CO2.

À votre avis, quel rôle joue l’aide internationale dans la promotion du développement économique en Afrique?

L’aide internationale joue un rôle modeste en Afrique. Il y a beaucoup trop peu de soutien financier de la part des pays riches. Plutôt que d’aider, ces Nouabale-Ndoki National Park, au Congo. © © Gwenn Dubourthoumieu derniers devraient être taxés en fonction de leur responsabilité historique dans le changement climatique et dans les dérives de la mondialisation. C’est le cas notamment pour le vol des ressources de l’Afrique et pour les péchés de la colonisation, mais aussi les opérations de changement de régime, les assassinats politiques tels que ceux de Lumumba, Kadhafi, etc., par les ÉtatsUnis et les puissances européennes.

Selon la Banque mondiale, 1 500 milliards de dollars d’aide publique au développement ont été fournis à l’Afrique depuis 1960. Comment cette aide peut-elle être optimisée pour des résultats plus efficaces?

Comme je le disais, l’architecture financière mondiale nécessite une rénovation en profondeur, afin que les flux de capitaux aillent des pays riches vers les pays pauvres, et que la domination du dollar américain dans les transactions mondiales se réduise. Les Brics contribueront à la réalisation de cet objectif.

Vous êtes connu pour vos positions sans concession sur les institutions de Bretton Woods, au sein desquelles vous avez œuvré à la fin des années 1990. Quelle est votre analyse de la volonté de changement de la Banque mondiale et du FMI, exprimée notamment à Marrakech en octobre 2023?

Les États-Unis ne veulent pas d’une véritable réforme du FMI et de la Banque mondiale, car une véritable réforme signifierait que la Chine, l’Inde, la Russie et d’autres pays auraient beaucoup plus de poids lors des votes. L’Europe y perdrait donc de l’importance, et les États-Unis, leur droit de veto. Mais ces changements finiront par avoir lieu, d’une manière ou d’une autre.

Que pensez-vous du fait que de plus en plus de pays africains rompent leurs liens historiques avec l’Occident au profit, par exemple, de la Russie ou de la Chine?

Je pense que l’Afrique a besoin de deux choses principales. D’abord, une unité interne sous l’égide de l’Union africaine, avec un marché unique et des infrastructures physiques (routes, rail, fibre, réseau électrique) connectant toutes les parties du continent. Il lui est en outre absolument nécessaire d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec la Chine, l’Inde, les États du Golfe et l’Amérique latine. Les États-Unis et l’Europe n’ont jamais été des partenaires fiables et solides pour l’Afrique, à cause de leur cupidité et des stigmates de l’héritage colonial. Peut-être que cela changera. Cela doit changer. Parmi les grands défis de 2024 pour l’Afrique, on retrouve la question de la dette. Quelles stratégies recommandez-vous pour une gestion durable de la dette et un allègement visant à promouvoir la stabilité et la croissance? Toutes les dettes des pays en difficulté financière devraient être prolongées de trente ans à un taux d’intérêt fixe de 4 % (en dollar américain). Cela devrait s’appliquer aux dettes envers la Banque mondiale, le FMI, les banques de développement régionales et les créanciers bilatéraux. Dans la mesure du possible – en fonction des termes des clauses d’action collective –, les pays devraient également restructurer leurs obligations privées pour des échéances de trente ans. À l’avenir, tout financement du développement devrait avoir des échéances d’au moins trente ans. Pensez-vous, comme l’anticipe la Banque mondiale, que 2024 sera l’année du défaut de paiement en Afrique ? Après la Zambie, le Ghana, il y a des risques en Égypte, en Somalie, en Tunisie, etc. Comme je l’ai dit, tous ces pays devraient restructurer leurs dettes pour au moins trente ans.

En parallèle, l’Afrique subsaharienne s’apprête à connaître un léger rebond de sa croissance cette année. Comment les économies africaines peuvent-elles tirer parti de la technologie et de l’innovation pour la stimuler davantage et résoudre des problèmes tels que le chômage et les inégalités de revenus ? Chaque pays africain qui ne l’a pas encore fait devrait immédiatement établir un fonds national pour la science et la technologie [NSTF, en anglais] afin de consacrer au moins 1 % de son PIB à la recherche et au développement. Ce système doit pouvoir bénéficier aussi bien aux pays les plus pauvres qu’aux plus riches. L’Union africaine devrait également établir un fonds qui lui soit propre, et ce à hauteur d’au moins 25 milliards de dollars par an au départ. L’Afrique doit elle-même financer sa recherche et son développement dans de nombreux domaines : intelligence artificielle, maladies, écologie, climat, agriculture, et plus encore. Justement, au regard de l’expérience de la pandémie de Covid-19, quelles mesures les États africains devraient-ils prendre pour renforcer leurs systèmes de santé ? En ce qui concerne le système de santé en général, il devrait être basé sur une prestation de soins communautaire, avec des travailleurs de la santé renforcés par l’intelligence artificielle et des systèmes numériques. La télémédecine peut considérablement renforcer la prestation de services. Les médecins expatriés en Europe et au Moyen-Orient devraient revenir en Afrique une partie de l’année pour le service public. C’est assez idéaliste… J’irais même plus loin, les impôts que paient ces médecins d’origine africaine aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient devraient être remis à l’Afrique pour aider à couvrir les coûts de santé. Au sujet du rôle de l’éducation dans la transformation des sociétés, comment les pays africains peuvent-ils améliorer leurs systèmes éducatifs pour répondre aux exigences d’une économie mondiale en évolution rapide ? L’éducation est l’investissement le plus important pour l’Afrique. La norme de base devrait être la suivante : 100 % des enfants devraient pouvoir terminer l’enseignement secondaire supérieur [le lycée]. Au moins 30 % de ceux-ci devraient, quant à eux, poursuivre des études universitaires. L’Afrique a besoin d’une renaissance éducative. Cela commence par une opportunité éducative – aux frais de l’État – pour chaque enfant. Les pays africains devraient contracter de nouvelles dettes à long terme pour assurer un enseignement secondaire universel.

Le chômage des jeunes est un défi majeur dans de nombreux pays africains. Quelles stratégies recommandez-vous pour créer de l’emploi à destination de la jeunesse ? L’éducation et les compétences. Une économie dynamique pour des jeunes bien éduqués et hautement qualifiés tant dans le secteur public que privé. En revanche, une fois en activité, il ne faut pas oublier la formation.

Le secteur privé doit, lui aussi, pouvoir participer au développement économique du continent. Quelles politiques encourageraient des pratiques commerciales responsables en Afrique ? Le secteur privé se développera rapidement et de manière dynamique si quatre critères sont réunis : une main-d’œuvre bien formée ; de bonnes infrastructures, notamment dans l’électricité, le numérique, l’eau, le rail et les routes ; un marché unique africain, où les biens peuvent être expédiés rapidement et sans droits de douane ; et des relations d’investissement ouvertes avec la Chine, l’Inde, l’Amérique latine, la Turquie, les pays du Golfe et les Brics.

Dans quelle mesure l’intégration régionale et la coopération entre les pays africains sont-elles cruciales pour le continent?

L’unité africaine est essentielle. Il y a 1,4 milliard de personnes en Afrique, elles seront 2,5 milliards d’ici à 2050. Il s’agit d’un marché considérable, jeune et dynamique. Le marché unique sera un grand moteur, un moteur vital, même, du développement du continent à l’avenir. Dans ce cadre, comment les économies africaines peuvent-elles garantir une croissance économique inclusive, qui profite à une large population et réduit les inégalités de revenus?

Là encore, je vais vous répondre avec une formule. Selon moi, les clés de l’inclusion sont nombreuses. Il faut non seulement un accès universel à une éducation de qualité, aux soins de santé publics et à de bonnes infrastructures urbaines, mais aussi un système de pension solide pour les retraites, la paix, la fin des discriminations envers les femmes et les groupes minoritaires, une (KIST), à protection sociale pour les familles avec de jeunes enfants, les personnes handicapées, les indigents et les personnes âgées… Tout cela nécessite un budget robuste et des collectes d’impôts bien organisées. Et, bien sûr, cela implique aussi une rétribution des pays riches proportionnelle à leurs engagements historiques. L’économie numérique n’a-t-elle pas également un rôle à jouer dans la promotion de l’inclusion financière et de l’autonomisation économique de l’Afrique ? Et quelle politique doit le favoriser?

L’économie numérique est un phénomène égalisateur du développement mondial. Elle permet de mettre tous les pays sur un pied d’égalité. L’Inde, par exemple, prospère en déployant des technologies numériques – pour les paiements, les services gouvernementaux, l’éducation, les soins de santé, et d’autres activités. En Afrique, ce qu’il faut, c’est un réseau de fibre optique , une connectivité avec le réseau mondial des plus qualitatives, de la 5G et un véritable soutien de l’Union africaine à l’économie numérique.

Quelle stratégie proposez-vous aux pays africains pour qu’ils se remettent économiquement des impacts de la pandémie de Covid-19 et qu’ils renforcent leur résilience face aux crises futures?

L’Afrique a besoin d’un plan sur quarante ans pour devenir une région à revenu élevé d’ici à 2063 et jouer un rôle majeur dans l’économie mondiale. C’est possible. La trajectoire du continent africain de 2023 à 2063 peut être comparable à celle de la Chine de 1980 à 2020. L’Afrique dispose des ingrédients pour entrer dans une période de croissance rapide. Pour y parvenir, les États doivent massivement investir dans les six domaines prioritaires mentionnés. Sachant que l’éducation et la formation seront les plus importants moteurs de la dynamique économique.

L’agriculture est également un secteur important pour de nombreux pays. Comment ces derniers peuvent-ils réaliser la transformation agricole nécessaire au renforcement de la sécurité alimentaire, et contribuer à la croissance?

L’agriculture est désormais un secteur à haute compétence, intensif en capital et en information. L’Afrique doit déployer la mécanisation, l’intelligence artificielle, le big data, l’irrigation, de nouvelles variétés de cultures, etc., pour moderniser son agriculture. Selon moi, il faut s’attendre à ce que la part de main-d’œuvre qui travaille dans l’agriculture diminue à mesure que les machines et l’IA remplaceront les travailleurs agricoles peu qualifiés. C’est bien normal. L’avenir de la plupart des emplois se trouve dans les villes, pas dans les zones rurales.

L’Afrique va s’urbaniser très rapidement. Comment les pays africains peuvent-ils aborder les problèmes de corruption et améliorer la gouvernance pour créer un environnement propice au développement économique?

Les clés de la lutte contre la corruption sont la transparence, la gestion administrative en ligne, l’économie numérique et des services civils formés. Et, bien sûr, dans l’autre sens, les multinationales doivent jouer le jeu, notamment lorsqu’elles font leur déclaration fiscale. La rédaction vous recommande  L’élargissement des Brics, un premier pas vers la dédollarisation de l’économie mondiale ? 31 août 2023 Faut-il craindre une nouvelle crise de la dette ? 1 févr. 2016 En Afrique, deux grands secteurs sont particulièrement exposés au risque de corruption : les mines et le secteur pétrolier. Une attention particulière devrait être accordée à ces secteurs à fort impact international, dans lesquels le versement de pots-de-vin aux fonctionnaires demeure une pratique répandue.

Jeffrey D. Sachs